Pour un principe de diversité épistémique dans le processus d’élaboration des décisions publiques

Recension de l’ouvrage de Samuel Goëta, Les données de la démocratie. Open data, pouvoirs et contre-pouvoirs (C&F Éditions, Caen, 2024) pour le séminaire Hypertextes du Centre Internet et Société 28.03.24.

Comme c’est souvent le cas à propos de l’« open » sous toutes ses formes, ce texte prône un ensemble de valeurs d’ouverture, de transparence, d’émancipation et de démocratie citoyenne que je partage bien évidemment. On y verrait presque poindre de nouvelles Lumières où chacun se servirait de son propre entendement pour faire la critique de formes de domination politique. Et c’est justement cela qui met la puce à l’oreille : le risque d’une nouvelle dialectique de la raison où les données seraient l’apanage d’une rationalité nouvelle et hégémonique. Le présent texte se propose donc de prolonger l’ouverture des données publiques appelée de ses vœux par Samuel Goëta, par une double nécessité :

• celle, d’abord, de questionner le rapport que l’État entretient aux savoirs, en particulier en régime néolibéral ;
• et la nécessité, d’autre part, d’assurer la plus grande diversité épistémique dans l’élaboration de l’action publique, c’est-à-dire d’accorder droit de cité à d’autres régimes de preuve que la seule rationalité computationnelle.

Introduction

Les données de la démocratie est un ouvrage du sociologue Samuel Goëta, partiellement tiré de sa thèse soutenue en 2016, et prolongé de réflexions plus récentes sur les heurs et malheurs de l’open data en France jusqu’à aujourd’hui et notamment à travers la crise sanitaire de 2020-2021. Après une préface d’Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique de 2014 à 2017 et alors responsable du projet de loi pour une République numérique, l’auteur rappelle les grands enjeux liés aux données en général et à leur ouverture en particulier – la transparence et le droit d’accès, la liberté d’information, le partage des données de la recherche, la modernisation de l’administration, l’I.A. – puis revient sur les six épisodes majeurs de la définition de l’open data : 1) la définition de l’Open Knowledge Foundation de 2004, 2) la rencontre de Sebastopol de 2007, 3) une conférence TED de Tim Berners-Lee en 2009, 4) le 5-star model de Berners-Lee en 2010, 5) l’Open Data Index de 2013 et 6) la charte sur l’open data du G8 la même année. Cette brève histoire lui permet d’identifier trois vagues de l’open data (page 79) :

1. une première vague dite push, c’est-à-dire durant laquelle les données sont ouvertes à la demande ;
2. une seconde vague dite pull, où elles sont ouvertes par défaut (autant que possible, fermées autant que nécessaire) mais supposent alors un data public informé ;
3. une troisième vague dite publishing with a purpose, durant laquelle les jeux de données publiés sont choisis et structurés en concertation avec les communautés concernées.

Ces trois vagues nous les retrouvons dans la suite de l’ouvrage, au cours de laquelle Samuel Goëta retrace l’histoire institutionnelle de l’ouverture des données de l’administration publique française. En particulier l’épisode d’un Etalab contrarié entre diverses mandatures et orientations politiques depuis 2011, les débats et consultations autour de la loi pour une République numérique, ainsi que, de manière extensive, l’ouverture des données sanitaires publiques en temps de pandémie et les quelques initiatives citoyennes qui en ont découlé. Une seconde partie de l’ouvrage est dédiée à un bilan critique de ces politiques – notamment une grande difficulté d’accès aux données qui sont par ailleurs incomplètes, erronées, ou inoffensives empêchant par-là la constitution d’un contre-pouvoir, ainsi que le piètre effet économique généré par leur ouverture en regard des promesses d’« impact » – tandis que la troisième et dernière partie expose les alternatives et propositions faites par l’auteur pour répondre à ces critiques.

Bref retour sur le modèle de l’ouvrage

L’introduction de l’ouvrage présente un modèle relativement simple : l’État face à la société civile et, dans ce face-à-face, une asymétrie d’information (en fait une asymétrie de données, qui est réelle) rendant opaque à la société civile les processus d’élaboration de l’action publique par l’État. Dans ce cadre, le principe de transparence postule que l’ouverture des données produites, détenues et mobilisées par l’État, en assurant leur qualité et leur exhaustivité ainsi que la littératie des usagers, permettrait, par effet de vases communiquant, de remédier à l’asymétrie d’information puis, par la mobilisation citoyenne de celle-ci, de constituer un contre-pouvoir assurant la vitalité du processus démocratique.

Le modèle de l’ouvrage est amendé ici et là par des remarques au cours de l’ouvrage et il faut reconnaître à l’auteur la gageure d’avoir évoqué possiblement toutes les critiques qui peuvent être élevées contre son propos. Néanmoins, je pense que certaines d’entre elles ont été un peu vite balayées – des critiques qui nécessitent un examen plus approfondi qui à son tour montre quelques postulats implicites sur lesquels repose la démonstration et dont j’aimerais discuter. Je voudrais donc revenir sur les trois points suivants qui cachent trois postulats implicites :

1. Sur le rôle véritable joué par les données dans le processus d’élaboration des décisions publiques. Le postulat de l’ouvrage étant que les données jouent un rôle probatoire – i.e. sont des éléments d’administration de la preuve –, plutôt que rhétorique – i.e. comme justification ex post (ou, nous le verrons, ex ante) d’une décision prise sur d’autres bases. Plus généralement, cela soulève le rôle de la recherche scientifique dans la décision publique, et le rapport des institutions étatiques aux savoirs, souvent à leurs propres savoirs.
2. Sur la diversité de la « société civile » donc la diversité des régimes de preuve et des régimes de justification. Le postulat de l’ouvrage étant qu’il faut répondre aux données par les données et, par conséquent, embrasser le cadre socio-épistémique qui les accompagne – la littératie des données constituant alors l’obstacle épistémologique majeur à la constitution d’un contre-pouvoir. Plus généralement, par la diversité épistémique, c’est une question de justice épistémique qui se pose et du droit de cité, au sens propre, de formes de rationalité autres, de régimes de preuve autres, de façons de penser autres.
3. Sur le rôle véritable de l’État dans le gouvernement de la société civile, sur la composition de cette dernière et sur la présence d’autres acteurs. Le postulat de l’ouvrage reposant dans le modèle d’une dyade État-société. Pourtant, la place des données dans le nouveau management public autant que les politiques néolibérales du dernier demi-siècle, associées de façon plus ou moins lointaine à la vision d’un État-plateforme, pourraient amener à voir l’ouverture des données comme la délégation volontaire de fonctions parfois régaliennes à des acteurs privés (voir par exemple les travaux de Jo Bates).

N’étant pas spécialiste des données de la démocratie mais plutôt des données de la recherche en SHS, j’ai donc choisi d’aborder l’ouvrage de Samuel Goëta dans une perspective d’abord épistémologique – sans lâcher l’aspect éminemment politique de la problématique cependant. Plutôt qu’une critique de l’ouvrage, cela m’emmènera en-dehors du livre afin d’élargir le champ ouvert par données et démocratie, et rappeler que l’ouverture des données est une condition nécessaire mais pas suffisante de la constitution de contre-pouvoirs – une condition à double tranchant qui pourrait tout aussi bien renforcer les pouvoirs en place.

Le rapport de l’État à ses savoirs

Reprenons la définition de la transparence selon la Haute autorité de la transparence pour la vie publique, citée dans l’ouvrage : selon la HATVP, la transparence « permettra aux citoyens de comprendre le processus d’élaboration des décisions publiques ». D’emblée se pose donc la question du rôle joué par les données dans le « processus d’élaboration des décisions publiques ». En d’autres termes : quel usage l’État fait-il de ses propres données à des fins de gouvernement ? Le postulat implicite de l’ouvrage de Samuel Goëta, évoqué à demi-mot en un seul endroit, est que le processus d’élaboration des décisions publiques est dirigé exclusivement par les données qui jouent un rôle probatoire dans ce processus, c’est-à-dire qu’elles y seraient mobilisées comme des éléments de preuve dans une démarche empirique et rationnelle.

En introduction de l’ouvrage, l’exemple est donné de l’article publié par Reinhart et Rogoff, deux économistes renommés de l’université Harvard dans la prestigieuse American Economic Review, et qui aurait « largement influencé les politiques d’austérité dans le monde » (page 22). Or, cet article reposait sur une série d’erreurs de calcul mises au jour trois ans plus tard par un étudiant de l’université du Massachusetts. Il faudrait tirer de cet exemple le récit contrefactuel selon lequel, si les calculs avaient été correctement réalisés, les politiques d’austérité n’auraient pas été menées. Pourtant, les auteurs ont maintenu leurs conclusions après la révélation de ces erreurs, générant une controverse scientifique relative à la méthode employée pour mener l’analyse des données (voir notamment les travaux de Mariusz Maziarz). Par ailleurs, on peut douter du rôle effectivement joué par les données et la production scientifique dans la conduite des politiques d’austérité en arguant qu’il existe toute une littérature économique qui fait la preuve du contraire, par exemple d’obédience keynésienne, et qui à dessein n’a pas été mobilisée pour justifier d’autres politiques.

En effet, il existe tant et plus de cas récents où les données et l’analyse existent, souvent produites par l’État lui-même, et ne suffisent pourtant pas à peser dans la balance du processus d’élaboration des décisions publiques. On peut penser aux rapports de l’Inserm sur le glyphosate ou les néonicotinoïdes, aux rapports de la Cour des comptes sur le système des retraites, au rapport de France stratégie sur le crédit d’impôt recherche ou encore aux rapports du Giec sur la crise climatique ou, plus spécifiquement, sur les mégabassines. Il arrive également que les données et analyses soient manipulées pour justifier des décisions publiques, comme l’évoque Samuel Goëta page 162 avec l’usage de chiffres exagérés comme promesse d’horizon d’emploi afin de fonder une politique d’ouverture des données¹.

On pourrait donc arguer qu’en droit (et dans un régime technocratique), le processus d’élaboration de décisions publiques s’appuie (exclusivement) sur des données.

En fait, ce n’est pas le cas :

1. D’une part, entrent dans le processus pléthore de données et d’analyses de données contradictoires ;
2. Deuxièmement, entrent dans le processus des éléments probatoires qui ne se réduisent pas à des données mais appartiennent à d’autres formes de rationalité ou régimes de preuve² qu’on ne peut réduire à la rumeur ou au récit comme c’est fait à deux reprises dans l’ouvrage (via une citation de Clare Birchall, « Radical Transparency? ») ;
3. Troisièmement, entrent également dans le processus des partis pris idéologiques plus ou moins explicites, parfois maquillés en résultats scientifiques comme en attestent, par exemple, les débats autour de la théorie du ruissellement ;
4. Plus encore, les données sont bien souvent mobilisées ex post, après le processus de décision, comme élément rhétorique de justification, i.e. les données sont mobilisées non comme élément de preuve issu d’une forme de rationalité mais comme instrument rhétorique d’un régime de justification³ ;
5. Enfin, comme l’a montré Alain Desrosières en décrivant la circularité de la chaîne opératoire du régime statistique, les données peuvent également être produites de manière téléologique afin de justifier des décisions ex ante.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de réactiver une distinction franche entre rationalité et rhétorique – les travaux des STS latouriennes nous rappellent l’intrication des deux dans l’usage des inscriptions pour « con-vaincre » – mais bien plutôt d’insister sur le fait que dans le processus d’élaboration des décisions publiques, il est fait usage des données plus souvent comme régime de justification – ex ante ou ex post sur un plan chronologique mais toujours a posteriori sur un plan logique – que comme une forme de rationalité ou régime de preuve⁴.

Comme le montrent de nombreuses études d’histoire, philosophie et sociologie des sciences et des techniques (par exemple les travaux de Theodore Porter, Ian Hacking, Johanna Drucker ou Alain Desrosières), ce rôle rhétorique est inhérent aux données et leurs visualisations. L’argument traditionnel du constructivisme des données (et des résultats scientifiques) avance qu’une visualisation ne vaut rien si elle n’est pas assise sur de bonnes données, qui ne valent rien si elles n’ont pas été construites correctement. Plus encore, une visualisation ou une statistique aura toujours le même pouvoir rhétorique même sans être une forme de rationalité saine.

C’est là un des postulats de la présente critique : les données sont une technique au sens fort du terme comme médiation matérielle de la pensée. Elles ne sont donc pas neutres à deux titres. Elles ne sont pas neutres dans leur contenu – toujours partiel et partial. Le biais, l’erreur, l’incomplétude, le manque de documentation, la variabilité, l’inconstance et l’inconsistance sont le mode d’existence par défaut des données – car elles décrivent un réel qui est biais, erreur, incomplet, indocumentable, variable, inconstant et inconsistant.

Plus important encore, les données ne sont pas neutres dans leur nature même de données : elles possèdent certaines propriétés formelles et matérielles qui les rendent plus aptes à con-vaincre quand bien même elles ne seraient pas plus aptes à représenter des phénomènes. En d’autres termes, la capacité du chiffre ou de la visualisation à produire de l’évidence est inhérente au chiffre et à la visualisation – et renforcée à travers l’histoire par des discours, des politiques, des pratiques qui poussent ce cadre épistémique au monopole, parfois au diktat. En conséquence de quoi les mauvaises pratiques, usages erronés et biaisés de données à des fins rhétoriques ne sont pas une dérive, elles sont consubstantielles à l’objet donnée. Ces pratiques sont des usages rationnels (non raisonnables) des données faisant fonds sur les propriétés qui sont les leurs.

Entre les propriétés consubstantielles aux données et un système technique – fait de standards, de dépôts et d’infrastructures, de ressources humaines et de compétences, de travailleurs du clic – qui en est la condition de possibilité, on pourrait arguer, dans une veine à la Langdon Winner au sujet du nucléaire (« Do Artifacts Have Politics? ») que les données sont une médiation technique de la pensée qui ne peut pas être pleinement démocratique, en tout cas pas si elles sont mobilisées seules et de façon hégémonique :

• du fait de leur pouvoir rhétorique disproportionné en regard de leur capacité à représenter des phénomènes du monde ;
• des compétences nécessaires à leur maîtrise, inégalement réparties (j’y reviens) ;
• de leur inégale répartition en fonction des domaines de la connaissance (voir par exemple Christine Borgman, Big data, Little data, No data) ;
• du contrôle inégal qui s’exerce sur les infrastructures qui les rendent possibles (voir par exemple Angelina Fisher et Thomas Streinz, « Confronting Data Inequalities »).

Il ne suffirait donc pas d’assainir le contexte d’usage des données (par l’ouverture, la qualité des données, la littératie) pour évacuer les mauvaises pratiques. Cet assainissement est une condition nécessaire mais certainement pas suffisante de la constitution de contre-pouvoirs.

Plus encore, puisqu’aujourd’hui les données dans le processus d’élaboration des décisions publiques ont plutôt tendance à jouer le rôle de régime de justification (a posteriori) que de forme de rationalité, on pourrait également arguer que l’open data est une justification au carré : elle permettrait de redoubler la justification en données par l’ouverture des données, donnant l’impression que le processus est guidé par les données. Tout cela porterait à croire que l’ouverture des données est un coup d’épée dans l’eau si l’on n’interroge pas le rapport de nos institutions à leurs propres savoirs et aux savoirs autres.

À leurs propres savoirs car il devient de plus en plus évident (exemples précédents à l’appui) que nous ne sommes plus en technocratie – une forme de gouvernement qui n’était déjà pas ou plus désirable. Mais aux savoirs autres également puisqu’il ne s’agit évidemment pas d’inviter de nouveaux avatars des philosophes à devenir les despotes de la cité mais bien plutôt de poser la question de la diversité épistémique, c’est-à-dire du droit de cité de façons de penser autres dans le processus d’élaboration des décisions publiques.

L’obstacle épistémologique de la littératie

L’une des grandes critiques adressées aux données concerne les conséquences de la datafication forcenée non seulement du monde mais encore de la raison – c’est-à-dire l’hégémonie d’une forme de rationalité en particulier, celle en données⁵. On retrouve cette hégémonie dans le livre Factfulness de Hans Rosling, qui est cité à plusieurs reprises par Samuel Goëta, où apparaît le thème de l’obstacle épistémologique, pour reprendre les termes de Bachelard : on (sous-entendu le commun des mortels) connaît mal le monde – et on le critique – parce qu’on est sous l’emprise de nos « instincts » (autre nom des biais). Par ce biais, Rosling renouvelle les idoles baconiennes à ceci près qu’au lieu d’être sous l’influence d’un faux Dieu, d’un fétiche, les êtres de l’autre côté de l’obstacle épistémologique sont de retour à l’état animal, souffrant de leurs instincts.

Or, ce partage de la raison est contraire aux vertus d’ouverture : il s’agit d’une exigence de rationalité « en données » qui pèse sur les discours et qui ne va pas dans le sens d’une diversité et d’une justice épistémiques mais pourrait, sous certains atours, s’apparenter plutôt à un autoritarisme épistémique excluant qui ne maîtrise pas le paradigme des données. Ceci m’amène à questionner la technique du judo mentionnée par l’auteur pages 244-245 et consistant à « prolonger le mouvement de l’adversaire afin de détourner sa force ». Pourquoi faudrait-il nécessairement répondre aux données par les données ?

D’une part, l’argument précédent nous permet de déplacer la « force de l’adversaire » du terrain de la preuve vers celui de la justification – or, c’est bien sur le terrain de la première que pourrait se constituer un contre-pouvoir sain⁶. D’autre part, au-delà des travaux de Nicolas Kayser-Bril, sur l’aspect éminemment biaisé des données étatiques, mentionnés page 153, répondre aux données exclusivement par les données c’est répondre à la technique par la technique, c’est alors se soumettre à un cadre épistémique étriqué qui censure d’autres régimes de preuve, d’autres façons de penser.

Si ce qui fait données n’est jamais explicitement défini dans l’ouvrage, qui en a par brefs instants une acception très large incluant tous types de documents administratifs, ce qui transparaît de nombre d’exemples et de la nécessité de la littératie, c’est que les données sont entendues comme des recueils de mesures quantitatives dans un format permettant le calcul – jusqu’à privilégier la forme tableau de bord, éphémère comme les task forces qui fabriquent ledit tableau, composée de métriques quantitatives en temps réel et d’une infographie dynamique, typiques de l’information en continu et d’un imaginaire du gouvernement de crise – qu’elle soit sanitaire, climatique, sociale… Dans cette acception, les données charrient donc derrière elles un paradigme computationnel – et donc un imaginaire du monde social – sous-tendu par des vertus épistémiques telles que la formalisation, l’exhaustivité, la calculabilité et la reproductibilité, typiques des sciences dites « data-driven ».

Pour répondre à un Rosling et à la forclusion du discours scientifique rationnel sur lui-même, un peu de sociologie pragmatique, donc une sociologie de la critique plutôt qu’une sociologie critique, permet de montrer que si tous les citoyens ne se soumettent pas au cadre épistémique imposé par les données ce n’est pas seulement par manque de compétences. C’est également par prise de position épistémologique et donc politique, par volonté de se faire entendre dans un autre registre, de ne pas trahir, altérer, émousser son discours, si même c’en est un, en le datafiant. Le pamphlet, la manifestation, la désobéissance civile, l’occupation ou l’émeute sont de ces registres qui refusent de se soumettre à une médiation technique de la pensée qui n’exprime pas celle-ci fidèlement et se mettent pour partie seulement en données sans jamais être épuisés par elles. Il ne suffirait pas de produire ses propres données pour faire entendre son discours. La datafication de la raison n’est pas plus désirable que celle, concomitante, du monde.

En conséquence, développer la littératie des données apparaît à nouveau comme une condition nécessaire mais pas suffisante de la constitution de contre-pouvoirs. À ce titre, il est intéressant de noter que l’exercice de démocratie et de contre-pouvoir le plus intéressant mentionné dans l’ouvrage de Goëta ne repose pas essentiellement sur l’analyse de données : il s’agit de la consultation publique concernant la loi pour une République numérique. Par ailleurs, dans les exemples des douanes ou de l’affaire Fillon mentionnés pages 140 et suivantes, les données (même plus spécifiquement un morceau de données, une aiguille dans une botte de foin) sont mobilisées comme des traces dans une enquête qui relèverait plutôt du registre indiciaire. La littératie des données n’est donc qu’une partie de la redynamisation de la démocratie mais certainement pas la seule : une forme de domination peut en cacher une autre. Ne serait-ce que pour pouvoir mener une critique des données et de leur analyse, il apparait nécessaire de rouvrir le processus d’élaboration des décisions publiques à une pluralité de régimes de preuve, irréductible à une forme de rationalité en données, autant que de régimes de justification⁷.

La distinction entre État et société civile

Enfin, le troisième et dernier point concerne le rôle véritable joué par l’État dans le gouvernement de la société civile. Il s’agirait donc ici de complexifier la dyade État-société civile et l’asymétrie qui la met en tension entre ce qui est caractérisé comme une « offre » de données publiques et la demande citoyenne. Il est à déplorer que les politiques néolibérales amorcées dans les années soixante-dix soient les grandes absentes de ce modèle – tant les réformes du nouveau management public qui reposent beaucoup sur la mise en place d’indicateurs métriques permettant de gérer l’action publique par les données, que les politiques de libéralisation qui défont l’État jusque dans ses missions régaliennes si bien que nombre de processus d’élaboration de décisions publiques sont délégués à des prestataires qui produisent et mobilisent leurs propres données. La dyade État-société civile n’est donc plus un jeu à deux joueurs mais s’avère être un billard à au moins trois bandes dans lequel les données continuent de jouer un rôle très important⁸.

Tout d’abord, concernant le nouveau management public, il est à noter que l’état de la démocratie, française en particulier, n’est pas étranger aux données. Ce qu’Alain Supiot nomme la « gouvernance par les nombres », c’est le rôle moteur joué par les données dans la transformation managériale des services publics. Les données y sont productrices d’une monnaie d’échange : l’« impact » mesuré par des métriques. Celui-ci permet dans une certaine mesure de rendre des comptes – au gouvernement, au contribuable, à la société civile… – mais également de créer un marché de l’impact où s’échangent des métriques⁹ sans grand rapport avec le réel qu’elles devraient décrire, jusqu’à confondre, comme le montre Supiot, la carte et le territoire. Nul mystère donc que, malgré toutes les nombreuses limitations en matière d’ouverture des données pointées par Samuel Goëta dans son ouvrage, la France soit à nouveau classée fin 2023 première de l’Open Data Maturity Report au niveau européen et seconde de l’OURdata Index de l’OCDE au niveau international¹⁰.

D’autre part, les politiques de libéralisation sont la cause volontaire d’un affaiblissement de l’État qui n’est plus le seul acteur à produire et mobiliser des données pour gouverner. Non seulement des acteurs privés de taille parfois comparable à celle des états déploient leurs propres modalités de gouvernement de la société civile (voir notamment les travaux d’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns), mais encore l’État sous-traite plus souvent qu’à son tour le processus d’élaboration des décisions publiques à des instituts de sondage et autres grands cabinets de conseil qui produisent des données et des analyses qui ne sont pas concernées par le principe d’ouverture¹¹ (voir par exemple les travaux de Baptiste Kotras).

Dans ce contexte, ce qu’illustrent les rares success stories d’initiatives citoyennes – en particulier pendant la crise sanitaire – semblent être plus la faillite programmée de l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes que la constitution de contre-pouvoirs renforçant la démocratie. Cela est particulièrement vrai dans le domaine du numérique et des données où les compétences sont chèrement négociées et manquent cruellement tant dans l’administration de l’État que dans la recherche publique¹². Par conséquent, l’état de la démocratie n’est pas simplement un contexte contingent aux données qu’il serait possible de balayer d’un revers de la main en arguant que l’usage contemporain des données à des fins de gouvernement ne sont que mauvaises pratiques qui disparaitraient dans un contexte démocratique plus sain.

A contrario, un regard critique porterait à croire que par un prolongement par les données de la dialectique de la raison, le souhait d’Open Data Impact que d’ici « 2025, la data [soit] devenue le meilleur allié des acteurs publics » a déjà été réalisé. Non comme forme de rationalité mais comme régime de justification puisque la « data » se présente comme le moteur d’une rationalité future (encore non advenue seulement pour des raisons contingentes) qui résoudrait tous nos problèmes – un programme rationaliste fondé dans les données et leur objectivité supposée, comme si « la donnée » était une forme de rationalité indépendante du pouvoir. Ainsi, en tant que fantasme et rhétorique, elle ferait alors perdurer le mythe d’une société apaisée par la rationalisation.

Conclusion

Après un examen rapide des trois points ici soulevés, il apparaît donc que l’ouverture des données publiques – sous réserve d’exhaustivité, de qualité et de littératie – est une condition nécessaire mais pas suffisante à la constitution de contre-pouvoirs démocratiques. Qui plus est, l’ouverture des données est à double tranchant et, si elle est réalisée sans égard pour les autres conditions de possibilité de contre-pouvoirs, elle peut s’avérer un instrument puissant dans la justification de la justification de l’action publique détachée de toute considération démocratique, autant que dans la réalisation des politiques concomitantes de nouveau management public et de libéralisation de l’action publique (voir par exemple les travaux de Karen EC Levy et David Merritt Johns).

Il convient donc bien sûr de poursuivre le programme d’ouverture des données en assurant les conditions de leur usage démocratique à des fin de contre-pouvoir – et surtout en considérant dans le processus d’élaboration des décisions publiques autre chose que des données au sens étroit, ou en étendant très dispendieusement la définition de ce que sont des données afin d’y inclure des régimes de preuve et des régimes de justification autres. Il existe ainsi une posture médiane entre le tout-données et le renoncement aux données (les deux alternatives proposées en fin d’ouvrage). En effet, l’ouverture c’est également l’ouverture à la plus grande diversité épistémique (voir par exemple les recommandations de l’UNESCO sur la science ouverte) sûrement plus à même encore de former des contre-pouvoirs si seulement elle était légitime.

Afin d’éviter de renouveler une dialectique de la raison où la raison instrumentale s’incarnerait dans la mobilisation de données comme régime de justification hégémonique, on pourrait proposer d’adjoindre au principe de transparence permettant de comprendre l’élaboration des décisions publiques, un principe de diversité épistémique consistant à donner droit de cité dans ce processus à des savoirs situés et des objectivités autres.

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1. À noter que l’« agnotologie », c’est-à-dire l’étude de la production de fausse science est un champ de recherche fécond en histoire, philosophie et sociologie des connaissances depuis les années quatre-vingt-dix. ↩︎
2. J’entends le concept de « régime de preuve » comme englobant celui de « formes de rationalité », incluant des façons de penser non nécessairement rationnelles (mais néanmoins raisonnables) ou formelles (mais néanmoins probatoires). ↩︎
3. À noter que d’autres régimes de justification entrent ici en jeu puisqu’il ne suffit pas de « debunker » pour délégitimer, il faut, par exemple, que l’appareil médiatique y ait son intérêt donc doubler le régime de justification en données par celui des médias pour que le message soit entendu. ↩︎
4. Ce rôle de justification réservé aux données est peut-être également un élément d’explication des raisons pour lesquelles les institutions s’accrochent à leurs données ou y coupent l’accès quand on les découvre. En effet, l’argument avancé par l’auteur selon lequel les institutions ne sont pas réticentes à l’ouverture des données est relativement faible car reposant sur une étude par questionnaire menée seulement auprès de 46 agents chargés de la « mise en œuvre et de l’animation de la démarche d’ouverture des données publiques » dans des collectivités territoriales, sans attention pour la hiérarchie ou le haut fonctionnariat (https://www.observatoire-opendata.fr/wp-content/uploads/2018/09/Rapport-analyse-enquête-OD.pdf). ↩︎
5. À noter que Desrosières a déjà évoqué cette tendance pour la statistique : la forclusion du débat public autour i) d’un régime de justification hégémonique et ii) des statistiques même, sans pouvoir discuter de leur production. ↩︎
6. Sur le terrain de la preuve, en effet, ouvrir les données devrait s’accompagner de l’impératif éthique pour les parties prenantes de respecter le paradigme épistémologique donc s’accompagner de leviers d’actions citoyens légaux relatifs à ce paradigme afin d’assurer une prise sur la vie démocratique. Ces leviers n’existant pas, il manque deux des trois caractéristiques d’un contre-pouvoir selon Marie-Hélène Bacqué citée page 21. ↩︎
7. Les STS, la science ouverte ou les sciences politiques réfléchissent à des dispositifs inclusifs comme le « parlement des choses », les sciences citoyennes et participatives ou des exercices de consultation et de démocratie directe. ↩︎
8. Il s’agirait également de mieux caractériser la société civile qu’en bloc car elle n’est pas seulement consommatrice de données, elle en produit également, comme c’est évoqué en plusieurs endroits de l’ouvrage : journalistes, associations, groupes militants, groupes religieux… Par ailleurs, la société civile est elle-même produite par les données (de sondage, démographiques…) institutionnelles ou privées. ↩︎
9. Rappelons que la notion d’ « impact assessment » dans l’évaluation des politiques publiques remonte au National Environmental Policy Act de 1969 aux États-Unis qui impose au gouvernement fédéral de mesurer l’impact écologique de ses actions, non à des fins de minimisation de celui-ci mais d’équilibre métrique entre externalités négatives et positives. ↩︎
10. L’usage et l’ouverture des données en régime hyper présidentiel français bénéficierait d’une étude comparative avec des régimes plus parlementaires, bipartites, de droit commun, etc. ↩︎
11. À noter qu’il en va de même pour les résultats de la recherche scientifique financée par le crédit impôt recherche. ↩︎
12. À ce titre, voir notamment le récent article du haut fonctionnaire Simon Arambourou dans Le Monde Diplomatique au sujet de la numérisation des services publics qui s’accompagne notamment de la diminution des services et de l’apparition d’intermédiaires privés, jusque dans l’ouverture des données avec Opendatasoft (https://www.monde-diplomatique.fr/2024/04/ARAMBOUROU/66741). ↩︎

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